Au départ de Medellin, accompagné de Nora, l’initiatrice de cette expérience, je monte dans un bus en direction du village de Santa Elena en milieu d’après-midi. Un taxi nous emmène ensuite jusqu’au lieu de la cérémonie. Après des changements de dernières minutes, nous sommes enfin informés de la nouvelle adresse. Il s’agit d’une grande maison rustique, située en pleine nature, lieu propice à la quiétude et au recueillement. Les cérémonies d’Ayahuasca se font toujours dans des régions chargées énergiquement, les chamans vivant eux-même dans des lieux très denses en énergie.
Les participants arrivent peu à peu, par groupes ou en individuel, pour atteindre au total une douzaine de personne, tous Colombiens, je suis le seul étranger. Un privilège. Nous rencontrons le chaman, venant de la région de Putumayo, dans le Sud de la Colombie, à la frontière équatorienne. En Colombie, les chamans sont appelés Taita, qui signifie en langue Quechua : Père, Guide, ou Leader spirituel. Tout le monde se soumet à des tests succincts de santé, comme la prise du pouls et de la tension. L’ayahuasca est proscrite pour les personnes suivant un traitement médical ou étant en mauvaise santé, ce check-up rapide est donc nécessaire pour éviter tout risque éventuel.
Les couchages sont préparés, des couvertures sont posées à même le sol et feront office de matelas. Pour le reste, chacun se devait d’apporter sa couverture, son oreiller ou autre accessoire de confort pour supporter la rusticité du lieu et le froid âpre de la nuit à venir. Tout le monde dormira dans la même grande pièce, côte à côte, le but étant de garder une énergie collective et de permettre aux organisateurs de garder un oeil sur tout le monde, même si l’ayahuasca est avant tout une expérience qui se doit d’être individuelle.
Le feu est allumé, le chaman prépare ses accessoires, instruments, et se vêt de sa tenue traditionnelle. Avant une cérémonie, les participants ne doivent pas se laver avec autre chose qu’une petite bassine d’eau marinée avec des plantes médicinales. Puis, tout le monde se pare de vêtements blancs, comme il est conseiller, ou à défaut de couleur claire. L’atmosphère est relativement calme et détendue, même si les sourires semblent masquer appréhension et concentration. De mon côté je me sens dans l’expectative du déroulement de la soirée, avec une légère inquiétude dissimulée.
Avant que ne débute la cérémonie, à 21 heures, une des participantes expérimentées propose, à qui le souhaite, de tester le rapé. Il s’agit d’une poudre mélangeant plantes et tabac, considéré comme sacré. Il est administré à l’aide d’une autre personne soufflant cette poudre, à travers un petit tuyau ressemblant à une pipe, directement dans les narines. Le rapé aide à la relaxation et à la connexion avec soi-même, ce qui peut être très approprié avant une cérémonie d’ayahuasca. J’accepte la proposition de tester cette tradition et je suis pris de court par l’effet procuré par le souffle de cette poudre dans mes narines. Comme si l’on me soufflait une grande quantité de poivre directement dans mes sinus. Lorsque le rapé est soufflé, il ne faut ensuite respirer que par la bouche, pendant quelques secondes. La sensation de picotement dans mon nez me fait verser des larmes que je ne peux contenir. Au final, je ne sais pas si je me sens plus relaxé, sans doute ne l’ai-je pas absorbé comme j’aurais dû, en prenant de grandes inspirations pour faire monter l’effet au cerveau, mais l’expérience est plutôt surprenante.
L’ambiance lumineuse se tamise, les lumières artificielles sont éteintes, seules les nombreuses bougies permettront d’éclairer le lieu durant toute la nuit, chacun devant apporter la sienne et la poser au pied de son couchage. L’atmosphère devient solennelle, la musique est coupée puis nous nous regroupons dehors où quelques explications nous sont données en nous précisant que le processus est individuel et qu’il est important de respecter celui de chacun, quoi qu’il arrive, et bien qu’au final, de part notre proximité, nous partagerons une expérience collective. En cas de mal-être de participants, les organisatrices expérimentées seront à leur chevet pour prendre soin d’eux.
21 heures. Nous sommes appelés à nous mettre en ligne afin de prendre la première prise, la « toma », comme on l’appelle ici. Deux lignes sont formées, dont une pour les participants ayant une certaine appréhension, qui recevront une quantité inférieure, dont je fais partie. L’ambiance est très particulière pour le néophyte comme moi. Nous passons à tour de rôle devant le chaman, qui remplit un petit verre en bois, sculpté artisanalement, de la texture épaisse préparée en amont de la cérémonie. Le Yagé, autre nom de l’ayahuasca, est un mélange bouilli entre une liane et une écorce de liane concocté par le chaman, qui est ancien de plus de 4 000 ans.
A chaque nouveau remplissage de verre le chaman prononce une bénédiction et fini par un souffle sur le verre, paraissant comme sacré ou purifiant. Arrive mon tour, j’essaye de me relaxer malgré une certaine tension, car je sais que cet instant est spécial, que je m’apprête à vivre une expérience qui s’annonce unique. Après avoir entendu parler de cette tradition chamanique il y a très longtemps, après m’être insufflé l’idée qu’un jour il me serait opportun de la vivre, me voici tenant ce petit verre en bois, paraissant à la fois insignifiant de par son apparence, mais sacré de par son contenu et son rituel très codifié qui l’entoure, mené par un chaman, cet homme aux connexions très puissantes avec l’esprit de la Terre Mère, la Pacha Mama.
Le breuvage n’est finalement pas aussi difficile à boire que je l’aurai imaginé. Un liquide épais, âpre et amer, mais je ne trouve pas le goût végétal si répugnant. La boisson ingurgitée, chacun retourne à son couchage, dans un silence qui dure un long moment, bien plus long que je l’aurais cru, le temps que le breuvage sacré, la medecina comme on l’appelle, se répande dans notre corps, notre chair, notre âme, pour une purification à venir brutale mais saine. Je pensais que les effets commenceraient une trentaine de minutes plus tard, mais rien ne se passe. Je suis dans l’attente et l’interrogation des effets à venir, mais aussi quand ils surviendront. J’essaye de me relaxer, je m’allonge, je m’assois, je sors autour du feu, je regarde les autres participants. Pour le moment tout est calme. L’expérience de l’ayahuasca est très personnelle, on se doit donc de ne pas interférer avec les autres, on peut échanger quelques sourires, regards et paroles mais rien de plus, chacun doit laisser faire le processus de l’autre.
Plus d’une heure après le début de la cérémonie la soirée prend une autre tournure. La musique commence. Une musique traditionnelle, avec de la flûte, des maracas, un rythme joyeux, qui sied parfaitement à l’atmosphère d’une cérémonie chamanique. Au même moment, les premières réactions physiques du breuvage font leurs effets sur certains. Les sceaux distribués à chacun sont utilisés progressivement et peu à peu commence une symphonie assez particulière. A la musique envoûtante et positive est opposée les bruits de souffrance des personnes régurgitant leur breuvage, avec violence pour certains.
Les visages se crispent, les nausées montent chez quasiment tout le monde, de mon côté également. Sensation désagréable, mais pas suffisamment forte pour moi pour me faire utiliser mon sceau. L’atmosphère serait très désagréable s’il n’y avait pas cette musique rassurante. De mon côté elle me permet de me relaxer et d’essayer d’oublier ce climat pesant. Ambiance sonore particulière, où la gaité de la musique se mélange à la douleur des participants. La mélodie de la vie, mais inversée, avec le bruit de la souffrance et de la mort avant le bruit de la renaissance. On dit de l’ayahuasca qu’elle permet la renaissance spirituelle. En langue quechua, cela signifie liane des esprits ou liane des morts. Ce rituel est sensé tuer la partie sombre de notre esprit afin de le faire ensuite renaitre, purifié. Une des participantes expérimentées, un peu comme en transe consciente, se laisse porter par la musique et danse entre les matelas, tourne sur elle, laissant déployer sa large robe blanche. Par moments nous parviennent au nez des effluves de plantes médicinale placées sur le feu et qui se propagent dans toute la maison. C’est la combinaison de tous ces éléments qui confère à cette cérémonie un esprit mystique.
De mon côté, le nettoyage ne se fait pas, les nausées ne sont pas assez fortes. Ou possiblement, mon corps se met dans un mode d’auto-défense, refusant l’effet nettoyant du breuvage sacré. Peut-être est-ce dû à ma nature de ne pas me laisser faire, de vouloir me protéger, lutter. On dit justement qu’il faut faire confiance au breuvage et le laisser faire son action, se laisser porter. Mais cela me semble difficile. Je suis l’un des rares n’ayant pas eu de rejet au moment de la seconde prise. En revanche je me sens physiquement faible et j’ai du mal à tenir fermement sur mes jambes.
Peu de temps après la seconde gorgée, la première commence à me procurer quelques effets psychiques, je me sens relaxé et plutôt détendu et de bonne humeur, me mettant à sourire, mais rien de transcendant, pas de connexion particulière, ni de vision mystique. Je retourne à mon couchage subissant la lourde fatigue et les nausées sont toujours supportables. Je me rends compte que je suis le seul à garder mon sceau intact sur la douzaine de participants. Je commence à cogiter, à me demander pourquoi rien ne se passe avec moi alors que l’effet semble efficace sur tout le monde.
On me propose de prendre un troisième verre, mais je refuse, me disant que les deux premiers n’ayant rien fait si ce n’est me procurer une énorme fatigue, le troisième verre ne fera pas mieux, d’autant que je me sens déjà très affaibli, je ne vois pas l’intérêt de me faire davantage de mal. Je reste dans mon couchage et me dit que je ne suis finalement pas si prêt à me livrer à cette cérémonie contrairement à ce que j’imaginais. J’ai pourtant bien respecté les consignes restrictives de préparation durant la semaine précédente, en termes d’alimentation, et cela fait plus d’un an, depuis ma cérémonie du temazcal, que je me suis mis en tête de découvrir celle de l’ayahuasca. Finalement je me rends compte que mon esprit semble prêt mais que mon mental ne l’est pas encore et qu’il provoque le refus de mon corps de se prêter à l’expérience. Et je finis par me dire que la spiritualité n’est peut-être pas pour moi, ayant déjà du mal à méditer, mon mental polluant toujours mes pensées. Mon problème est sûrement là, dans mon incapacité à me laisser aller, à moins penser pour me livrer au moment présent. La nuit passe, mes réflexions analysent la situation et mon comportement, jusqu’au petit matin où le ciel commence à s’éclairer de la lumière d’un nouveau jour.
L’atmosphère s’est apaisée depuis quelques temps, les effets physiques ont fini de perturber la nuit des participants. Le groupe prend de nouveau vie petit à petit, des fruits sont distribués, des sourires détendus apparaissent sur les visages, tout le monde semble plutôt relaxé, malgré la dureté de l’expérience pour certains. De mon côté je feins le sourire mais je suis terriblement frustré. Non pas de la cérémonie, mais de moi. Je ne me sens pas à la hauteur de l’événement, comme si je n’avais pas rendu hommage au cadeau qui m’a été offert par la Pacha Mama, son breuvage curatif sacré. Je pense même à partir et à ne pas participer à la seconde nuit à venir, ayant peur d’être davantage déçu si rien ne se passe mais aussi parce que je ne veux pas dégager sur le groupe des énergies négatives avec mon refus mental de me livrer comme j’aurais dû le faire. Se livrer, un mot qui revient souvent ici. C’est exactement ce que je n’ai pas su faire cette nuit et qu’il est invité à faire pour vivre pleinement l’expérience. Se livrer à la médecine sacrée. Ayant mon mental pollué par toutes ces pensées, je me laisse encore la réflexion pour savoir si je continue cette aventure ou non.
Nous sommes appelés à l’extérieur en deux groupes pour passer à la cérémonie de purification. Nous nous asseyons côte à côte, le chaman passe devant nous à plusieurs reprises pour nous purifier par des prières, le jet d’un liquide au-dessus de nos épaules et au niveau de la poitrine, tout en secouant un bouquet de plantes curatives, au-dessus de braises, dégageant fumée et odeur de plante médicinale. Cette séance de purification est censée clôturer notre nettoyage spirituel entamée avec l’ingurgitation du breuvage. De mon côté, le sentiment qui prédomine est la déception, puis la tristesse. Lorsque le chaman vient à mon niveau et commence ses gestes de purification, je suis dans l’inconfort du froid glacial matinal, et je tremble. Mais je réalise aussi que je tremble de tristesse, un sentiment qui monte d’un cran, puis qui me fait craquer. Je ne peux contenir mes larmes. Sans en connaitre la raison précise, simplement dû à cette tristesse lourde qui sommeille en mois depuis longtemps, depuis toujours peut-être. Une noirceur profonde que la cérémonie n’aura donc pas réussi à illuminer.
De retour à l’intérieur, je discute avec une participante expérimentée qui m’explique que le processus est propre à chacun. Chacun son moment, chacun son chemin, chacun ses effets. Après réflexion, j’oriente mon mental positivement, et je prends conscience de l’énorme chance d’être présent ici, de pouvoir réitérer l’expérience le soir-même, et de pouvoir encore essayer de me livrer. Si ma volonté de changement est vraiment profonde, alors je dois me laisser une seconde chance. D’autant que j’ai une journée entière afin de me préparer psychologiquement à la soirée à venir. Je décide donc de rester, je reprends confiance et essaye de me relaxer comme je peux, je demande également au chaman de m’entretenir avec lui dans l’après-midi afin de faire un point sur mon cas.
Pour cette deuxième journée, nous changeons de lieu, la plupart des participants ne resteront pas pour la seconde cérémonie, mais d’autres nous rejoindront plus tard. Le nouveau lieu de la cérémonie est très agréable. Il s’agit d’une finca, une grande ferme, avec une vue dégagée sur la nature environnante, forêt et montagnes. Un endroit paisible malgré la rusticité de la maison. Nous préparons l’intérieur, nous poussons les meubles et posons les matelas dans les deux pièces principales, à même le sol, et côte à côte.
Je me détends tout au long de la journée, je me promène dans la finca, je me repose un peu, la nuit blanche m’ayant quelque peu fatigué. Je médite au soleil, j’écoute les textes d’une profondeur spirituelle intense de Keny Arkana, j’essaye de me connecter peu à peu avec moi-même, de lâcher prise et de me sentir prêt à expérimenter mon voyage intérieur. Je suis ensuite invité à échanger avec le chaman. Il me demande m’assoir, sort un cigare qu’il bénit, puis l’allume, tire de longues taffes, l’observe, l’interroge. Il me dit voir une certaine obscurité au niveau de mon estomac mais me rassure sur le déroulement à venir de la cérémonie et me dit, souriant, que j’aurai des visions ce soir. Cette discussion me rassure sur mon potentiel d’acceptation du breuvage et ma capacité à me connecter spirituellement. On me propose ensuite de prendre du rapé, comme la veille, afin d’aider à me détendre. Une fois la poudre de tabac au fond de mes narines, mes yeux lâchent instantanément des larmes. Je me sens relativement relaxé, je me pose ensuite face à la montagne pour méditer, ou du moins essayer. Je suis dans cette optique de relaxation et de préparation jusqu’à la nuit tombée où tout se prépare de la même manière que la veille. Avant de commencer la cérémonie, nous nous réunissions tous, en cercle sur la pelouse, afin de procéder à des exercices de respiration aidant à nous relaxer.
Puis vient le moment de la première toma. Instant solennel et calme, nous passons à tour de rôle pour avaler l’épais breuvage sacré puis nous rejoignons notre couchage. Comme la vieille, le calme prend possession des lieux pendant une ou deux heures, un temps de silence nécessaire pour se recueillir, se livrer calment à la médecine, avant que la musique ne soit lancée, en même temps que l’arrivée des premiers effets physiques. De nouveau, cette symphonie particulière, souffrance et douceur, mort et renaissance. Les bruits de douleur des personnes régurgitant avec violence le contenu de leur estomac parait comme étant nécessaire, comme quelque chose qui finalement sera positif, un rejet des mauvaises ondes, des mauvais souvenirs ou des traumatismes passés.
De mon côté, premières nausées, assez légères, je redoute de me vider comme certains le font. Je suis allongé mais je sens une certaine connexion montée, alors, entrainée par la musique et malgré la fatigue importante qui s’empare de mon corps, je décide de me mettre en position de méditation et essaye de me concentrer. J’ai toujours eu des difficultés à méditer, à me laisser aller à ces moments d’introspection en mettant de côté mon mental, constamment en activité et me polluant ainsi trop mon esprit et m’empêchant de me connecter à moi-même.
Je ferme les yeux, j’essaye de faire le vide et j’ai comme l’impression d’avoir plus de facilité que d’habitude à méditer, j’essaye de faire le vide dans mon cerveau, me laissant porter par quelque chose de subtil, de nouveau, qui s’empare de mon esprit. Je commence à ressentir une certaine force, une certaine énergie, mais non physique, plutôt spirituelle. Car je reste très faible physiquement. En revanche je ressens de la force dans la paume de mes mains. Sensation nouvelle, étrange mais stimulante.
Je suis surpris de voir que je ressens les effets de la méditation, je me sens fort, je sens de l’énergie en moi, je sens venir une sensation de tranquillité, de paix, je me mets à sourire et me rends compte que je parviens à me connecter à quelque chose d’assez indescriptible, à une certaine dimension que je n’ai jamais atteinte, tout en restant pleinement conscient de ce qui se passe. Par moments je perds ma concentration, réalisant qu’il est en train de se passer quelque chose, une sorte d’allégresse s’empare de moi et je me laisse porter par l’instant, par la musique envoûtante qui me fait mouvoir ma tête et sentir cette énergie de plus en plus forte. Mon mental revient me perturber, se moquant de moi, me disant que je dois actuellement ressembler à un hippie en train de planer. Mais je me concentre de nouveau. Mes mains ouvertes sur mes genoux, les paumes en direction du ciel, l’énergie ressentie est de plus en plus forte. Je ferme les mains puis les ouvrent, je sens une force particulière dans mes mouvements, une puissance qui sort de moi, mais il s’agit d’une énergie spirituelle car physiquement je suis exténué, mes lèvres ont du mal à prononcer clairement les mots mais cet état physique apathique ne me trouble pas car je sens une autre force s’emparer de moi, une que je n’ai jamais expérimentée jusqu’à aujourd’hui. Une sensation de bien-être profond s’installe en moi, pris d’allégresse de sentir cette sensation nouvelle. Je suis partagé entre profiter de l’instant ou me centrer sur-moi et commencer à recevoir des messages ou des visions. Mais il est difficile de savoir comment dois-je diriger mes pensées. Dois-je penser à quelque chose de particulier ? Dois-je faire une demande ? Dois-je tout relâcher et évacuer mon esprit ? Une fois de plus, je pense trop. Difficile de mettre à l’écart mon esprit car j’essaye d’analyser ce qu’il est en train de se passer à l’intérieur de moi, alors que je devrais simplement faire le vide et laisser les choses venir à moi.
Le chaman vient me voir pour me demander comment je me sens. Tout sourire, j’essaye de lui dire que je me sens très bien et connecté, mais je peine à articuler et à trouver mes mots en espagnol. Je lui demande si je vais faire le nettoyage individuel dont nous avions parlé plus tôt dans l’après-midi, il acquiesce et me dit de le suivre à l’extérieur. Il est temps de me mettre debout, moment très difficile, très peu d’équilibre et d’énergie physique, mais le bien-être ne me quitte pas et va même s’amplifier lors de la cérémonie de nettoyage.
Le chaman me place sur une chaise, seul, dehors sur la pelouse, avec la vue sur la montagne et le feu attenant, le seul avec la lune à éclairer ce moment solennel. Le chaman prépare le rituel puis commence la purification avec des prières adressées à la puissance supérieure, demandant de me libérer. Le chaman fait le tour de ma chaise, agite un bouquet de plantes avec un plat contenant des braises puis il asperge un liquide au-dessus de mes épaules, de ma tête, sur mon torse. Comme un balai rituel autour de mon corps, avec la danse des plantes qui semblent sortir de mon corps et de mon esprit toute obscurité polluante, le tout bercé par le son des incantations et de l’harmonica. Je sens quelque chose se passer, comme si ma force spirituelle devenait plus forte par ce nettoyage, les yeux fermés, le dos droit, les paumes vers le ciel, ma respiration est puissante et rapide, je remplis mes poumons d’une énergie saine et réparatrice, je me sens renaitre, enfin. Ce moment intense dure quelques minutes et finit par m’offrir une paix puissante et un bien-être rarement atteint.
Toujours très faible physiquement, je me lève et préfère finalement ne pas rentrer malgré le froid de la nuit, et de rester à profiter de ce lieu qui me semble magique en cet instant. La lune et les étoiles me permettent de distinguer la vue sur les montagnes et de sentir l’énergie de la nature. Je m’installe sur la pelouse face à une bougie et me laisse porter par cette puissance intérieure en méditant encore plus, je parviens à un niveau de connexion que je n’avais jamais atteint. Enfin ! J’ai réussi à me libérer et à me connecter, pour sentir cette sensation nouvelle. Je sens que je pourrais aller encore plus loin. Je n’ai ni vision ni réponse à mes questions mais je ne peux qu’apprécier ce moment particulier au cours duquel je commence à ressentir des sensations doucement psychédéliques avec des petits flashs de lumières colorées à chaque clignement de mes yeux. Je profite de ce moment pour me connecter avec les paroles de Keny Arkana. J’installe mes écouteurs, puis démarre difficilement mon application pour écouter la musique souhaitée, ma vue peinant à distinguer clairement l’écran de mon smartphone. Puis, aux premières paroles de la poétesse, je me sens plongé dans un bonheur immense. Je profite de ce moment de grâce, de découverte d’un monde invisible puissant, de connexion avec moi-même et avec la Pacha Mama, accompagné des lyrics aux allures de prières. Je me sens pleinement connecté à ses paroles. La synergie entre mon esprit et l’espace physique de cet endroit est totale.
Je bascule mon esprit entre méditation et prières. Puis je ressens l’Amour, celui avec un grand A. Je pense à mes proches, je ressens leur amour mais surtout je sens le mien pour eux, profond et éternel, à m’en verser des larmes. Je me sens privilégié d’être dans le coeur de ces personnes et je leur en suis tellement gratifiant que je prie pour eux. Je remercie la vie de m’offrir autant d’amour. Le sens de la vie réside dans ce mot simple mais qui détient une force démesurée. Ce moment est unique. Ce mélange de paix et d’amour s’empare de mon esprit et de mon âme.
Je pense alors à Nora, cette femme si particulière. Elle qui me disait que l’on s’était connu lors d’une vie antérieure, que nos âmes se connaissent depuis très longtemps. Elle qui avait perçu une obscurité en moi. Elle grâce à qui je suis ici, à expérimenter un niveau de conscience jamais atteint. Mes pensées pleines de gratitude se dirigent donc naturellement vers elle. J’essaye de me connecter avec elle. Je la visualise, je ressens un amour incommensurable pour elle, j’essaye de lui envoyer un message, lui demandant de me rejoindre. Puis je continue à me connecter à moi-même, à ressentir toujours cette force spirituelle autour de moi et ce bien-être qui ne me quitte plus.
Puis à un moment, je ressens deux mains dans mon dos qui me font me redresser soudainement. Je ressens quelques chose d’unique, comme une décharge puissante d’énergie qui se pose sur moi et me transcende. Mes yeux fermés, j’imagine les mains de Nora. Ses mains se posent à des endroits spécifiques de mon corps, sur des points de chakras puis sur mon coeur, comme des mains venant me libérer des douleurs intérieures et me permettant une ouverture profonde sur l’univers. Puis elle se pose à ma droite, j’ouvre les yeux, elle s’agenouille, je découvre son visage. Elle me regarde avec une douceur, une paix et un amour d’une intensité merveilleuse. A ce instant-là, je vois autre chose que la fille rencontrée deux mois auparavant. Quelque chose d’un niveau bien supérieur. Je vois le visage d’une Sainte. Je ressens chez elle un pouvoir particulier. Nora a l’âme des personnes faites pour aider les autres. Une âme bienfaitrice. La puissance de ce qui se dégage de son regard me fait fondre en larme comme en enfant avant qu’elle me serre contre son coeur. Des gestes maternels d’une beauté et d’une force que je ne peux décrire aussi bien que je les ai vécus. Puis de sa douce voix, elle m’adresse des mantras de guérison : cura cura cura cura, sana sana sana sana… L’impression qu’une sainte est venue m’apporter tout son amour, sa paix et son réconfort. On se prend dans nos bras et ce moment devient magique. J’ai rarement ressenti un tel amour, une telle force, une telle connexion. Tous les « merci » que j’aurais pu lui adresser à ce moment n’auraient jamais été suffisants pour exprimer ma gratitude de m’avoir fait découvrir cette expérience de l’ayahuasca, cette purification et cette connexion, une sensation que je n’avais jamais ressentie. Les seuls mots que je lui adresse son des « Je t’aime », en espagnol et en français, l’amour est un langage universel et finalement nos regards seuls suffisent à exprimer et à comprendre cet amour mutuel. Ce moment de connexion est d’une force telle qu’il s’agit d’un des moments les plus forts de toute ma vie. Cet amour est si particulier. Plus fort qu’un amour entre deux personnes, il s’agit d’un amour de deux âmes, une connexion astrale qui semble exister depuis longtemps et qui ne s’éteindra jamais, dépassant les limites du temps. Elle m’avait dit il y a quelques semaines que nos âmes s’étaient déjà rencontrées. En ce moment, je suis également sûr que nous sommes connectés depuis longtemps et pour toujours. C’est donc peut-être pour cette raison que nous nous sommes retrouvés dans cette vie, pour qu’elle m’apporte les soins dont j’avais besoin. Ce moment est aussi l’occasion de se dire au revoir en avance, avant de nous quitter dans quelques heures. Je veux partager avec elle les paroles de Keny Arkana, même si le barrage de la langue lui empêche de saisir le sens profond des textes, l’énergie positive de sa voix combinée à la douceur de la musique lui permet de se connecter à la vibration positive de la chanson. Instant incroyablement puissant, avec au même moment, autour de nous, une personne agitant des plantes aromatiques, comme si l’on nous bénissait.
Puis il est temps de rentrer après ce moment de connexion avec la nature et Nora. Il est l’heure de la deuxième prise de la soirée. Cette fois le breuvage a beaucoup de mal passer au-delà de mon palais. Le goût est infecte, l’amertume de la plante vient se caler à toutes les parties de ma bouche et part difficilement malgré des verres d’eau permettant de fluidifier le passage de la plante dans mon corps.
Il est temps pour chacun de retrouver son couchage afin de se reposer en attendant l’effet du deuxième breuvage de la soirée. L’atmosphère est de nouveau calme, sans musique mais toujours avec la souffrance de certains. Puis les effets de la seconde prise commencent, des nausées me parviennent mais je refuse encore le nettoyage, d’autant que la fatigue se fait de plus en plus puissante. Juste changer de côté dans mon couchage me demande un effort démesuré. J’aimerais profiter comme précédemment, en allant faire un tour à l’extérieur pour me connecter avec la nature mais aussi pour voir ce qu’il s’y passe car il semblerait qu’une participante soit dans un état très particulier. J’apprendrai le lendemain qu’elle était prise en charge par plusieurs personnes, dont le chaman qui procédait à une purification s’apparentant à un exorcisme. L’ayahasca peut être très difficile à vivre pour certains. Cette nuit la douleur des participants est plus forte que la veille, ce ne sont pas leur estomac mais leurs tripes que certains vident pendant des heures dans leur sceau. Moment terrible mais qui au final leur permettra de passer à un autre chapitre de leur vie, celui de la renaissance. La bienveillance des personnes expérimentées apporte de la présence permanente auprès des personnes souffrant le plus. J’entends des murmures de prière et de paroles curatives, cura cura cura cura, sana sana sana sana.
De mon côté, attentif aux conseils de Nora qui me dit de lâcher prise, je finis par accepter que la plante me nettoie. C’est le seul moment des deux jours où mon sceau aura son utilité. Quelques minutes de purification douloureuse pour un apaisement et un relâchement. Je sens que mon potentiel de connexion est plus fort et mes clignements des yeux me font voir des flashs plus puissants qu’après la première prise, mais mon corps est exténué, même bailler me demande des efforts. Je reste donc allongé sur mon couchage, conscient de tout ce qui se passe, mais ne pouvant pas me mettre en position de méditation pour élever davantage mon niveau de connexion. De ces deux nuits, malgré les effets physiques difficiles, je suis soulagé de ne pas avoir vécu de moments psychiques d’obscurité comme il arrive à certains participants, qui n’affrontent que de la noirceur de leur intérieur durant cette expérience. Je ressens un mélange d’apaisement et de nausée légère jusqu’au moment où les premières lueurs du soleil apparaissent. La nuit vient de s’écouler, l’expérience touche à sa fin. Certains sont appelés pour une nouvelle cérémonie de purification, qui se fera en deux étapes et qui dure de longues minutes. Les fruits permettent à notre corps de reprendre des forces. Mais le mien éprouve des difficultés à se réveiller pleinement. Je ressens une grosse fatigue et une faiblesse physique, entre l’effet de la plante qui agit encore sur mon organisme et le manque de sommeil avec les deux nuits blanches qui viennent de s’écouler.
L’agitation reprend peu à peu dans la maison. Il est temps de nettoyer l’espace et de préparer ses affaires. Les départs se font progressivement, et le lieu se vide peu à peu, laissant à cette grande finca une énergie particulière, celle d’une nuit ayant permis la guérison et la renaissance des âmes, une expérience qui marque une vie.